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Chez nous,
les catholiques pratiquants ou traditionalistes, il est interdit de jurer
parce que jurer, c’est prendre Dieu pour témoin. Nous l’apprenons au catéchisme
et lorsqu’on fait sa communion. Aujourd’hui je vais demander pardon au
Très-Haut et je vais jurer. L’histoire que je raconte ici est absolument
authentique. Je le jure.
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Jacques Muriot
Il
a été mon collègue durant les étés 1955 et 1956. Nous faisions tous les deux partie
d’un groupe de dix moniteurs dirigés par un chef de groupe (une enseignante qui
venait de Guelma). Nous avions en général dans nos équipes, des enfants âgés de
six à huit ans. Jacques était lui-même enseignant et exerçait sa profession en
Kabylie. En parlant de lui, nous, les
jeunes de la ville, nous prétendions qu’il travaillait au bled. C’était un peu méchant, péjoratif mais nous
ne pouvions pas comprendre pourquoi un homme jeune, cultivé, trouvait la force
d’aller s’enterrer dans un trou dont on ne connaissait même pas le nom.
Jacques était grand, très brun et malgré notre bronzage, nous
faisions pâle figure près de lui. Les filles n’ont jamais dit qu’il était beau,
non. Et s’il n’était pas beau, c’était peut-être en raison d’une énigme qui voilait
son visage. Un visage obscur dont le regard semblait impénétrable. Mais dès
qu’il parlait, alors là le charme opérait. Sa voix profonde et mystérieuse le
transformait en un être chaleureux et rempli de séduction. Un
dimanche, nous organisâmes une petite fête au bar de la piscine (voir au
chapitre de la piscine, la dernière photo), une petite fête où les filles
avaient revêtu leurs plus belles robes pour danser.
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Jacques nous avait annoncé
la veille qu’il viendrait avec sa sœur pour nous la présenter.
Ils arrivèrent donc tous les deux, tout sourire, elle dans une robe
ravissante et nous avons tout de suite vu qu’elle était métissée. Ses gestes,
sa façon de parler, sa distinction nous montraient qu’elle était européenne
mais les formes de son visage et la couleur de sa peau révélaient combien elle
ne pouvait renier ses ancêtres africains.
Ainsi, en regardant la sœur deJacques, nous comprîmes pourquoi un mystère avait habité ce
dernier. Plus de mystère aujourd’hui. Nous n’avions pas vu la trace de ses
prédécesseurs noirs qui le différenciait des petits latins.
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Nous, les moniteurs européens (les petits
latins !), nous parlions entre nous de la guérilla qui déchirait notre
pays. Nous changions de conversation lorsqu’un autochtone venait se joindre à
nous excepté Mamèche. Mamèche condamnait ouvertement les attentats. Lui et sa
famille étaient complètement intégrés parmi les familles françaises de souche.
Quant à Jacques Muriot, s’il était bien
sûr des nôtres, sa réaction était différente.
- Ne blâmez pas, disait-il, essayez de
comprendre.
- De comprendre quoi ? Il n’y a rien à
comprendre, criions-nous.
Et
il continuait calmement. Sa voix, c’était du bronze.
- Allez voir dans le bled, oui, le bled, comme vous dites. Il y a
tant et tant de pauvres gens. Je les vois, moi et je suis près d’eux. Cette guerre
fait trop de malheureux, et pas seulement dans notre camp. Il faut négocier et
arrêter le massacre par la négociation. La guerre est toujours une saloperie.
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Septembre. La fin des vacances. Petite laine le matin. Nous reprîmes nos
habitudes. Et puis un matin, j’ai saisi
La Dépêche quotidienne que mon père allait acheter de bonne heure
et avant même d’ouvrir la page des
sports, un titre qui barrait la première page retint mon
attention : «Assassinat de l’instituteur Jacques Muriot et de son collègue ».
Mon père soupira que deux pauvres imbéciles étaient aller
alphabétiser des enfants du bled et
qu’ils avaient été vite remerciés.
Maintenant la lumière
m’éblouissait à grands coups et me blessait sans pitié.
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La vérité, la vérité
certaine était bien là. Il fallait d’abord parler d’amour. L’amour, Jacques en
avait fait don à ses élèves de Kabylie, mais un don que ces derniers n’avaient
pas pu lui rendre si ce n’est en sympathie ou reconnaissance et qui ne
faisaient pas compte devant le drame, un drame qui était la négation même de
l’amour. Alors je me suis entendu répondre à mon père, à voix haute, que les
terroristes s’étaient trompés de cible.
- Quoi ? Quelle cible ? C’est trop facile.
Nous sommes tous des cibles. Qu’est-ce que tu me racontes ?
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Non, mon père ne pouvait pas savoir et ne pouvait
pas comprendre. Il ne connaissait pas
Jacques. Jacques qui avait aimé les petits autochtones de Kabylie et qui avait
choisi, dans ce cas et avec une certaine naïveté, les risques du métier.
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Jacques, Jacques… Cinquante ans après, j’entends encore sa voix. Sa voix ?
Le redirai-je ? Du bronze.
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Christian
Hugon nous a fait parvenir ces photos des cités en
2005. Voici : 1-Diar-es-Saada,
2-Le
téléférique, 3-La
place des Quatre Vents à Diar-el-Mahçoul, 4-Le
bâtiment face à la mer et à côté
de l’ancienne église, 5-La
Porte de la mer, 6-Vue
d’un balcon très cher à notre photographe,
7-La
villa Suzini.
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Nous
avons des nouvelles de là-bas, (là-bas, autrefois
aussi chez nous). Hacène Nekaa
qui nous a contactés, est né à l’époque
où j’étais moniteur. Je suis donc souvent
passé devant chez lui alors qu’il vagissait dans son
berceau ou dans les bras de sa mère. Homme fidèle,
il est né au Clos-Salembier et il y réside
toujours. Il nous donne des nouvelles du centre Frédéric
Lung. Le stade : la commune a aménagé un terrain de
hand-ball pour une équipe dont Hacène a été
longtemps le président. Il ajoute que le terrain n’a
plus sa splendeur d’autrefois. Il ne nous donne pas la
raison. Manque d’entretien ou simplement trop de sportifs
qui évoluent sur un espace réduit ?
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Il
nous apprend aussi que le petit château arabe que l’on
peut apercevoir sur la photo est devenu une école de
couture pour jeunes filles. A notre époque le château
ne faisait pas partie du centre de la Croix-Rouge et son espace
était délimité par un grillage. Les femmes
sortaient dans le jardin sans être voilées. Elles
nous regardaient transporter les tables du repas de midi ou
diriger les enfants vers leurs assiettes, toujours curieuses mais
sans nous adresser la parole. Mamèche parfois lançait
un mot en arabe, une plaisanterie sûrement puisqu’il
souriait, mais elles restaient de marbre.
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Je
ne sais pas si ce petit château est une construction
antérieure à la conquête. Il ressemble plutôt
à un manoir aux formes orientales. N’est-ce pas une
bonne idée que d’avoir créé ici une
école de couture ? Il n’y a aucune raison pour que
les jeunes filles lui fassent subir des dégradations.
Hacène nous a fait parvenir cette photo. Prendra-t-il
aussi des clichés du jardin fleuri qui était situé
à droite en sortant du théâtre? Ce jardin où
des grenadiers tendaient leurs fruits remplis de grains
rougeâtres que les enfants adorent mâchouiller. Mais
il était interdit de cueillir ou de passer la main dans
les jardins clôturés.
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A
gauche de la photo, sous les arbres, il y avait le réfectoire
que j'essaye de situer par rapport au petit château. C'est
à cet endroit-même que monsieur Grimm évoluait
entre les tables et nous demandait de respecter le pain. «
Dans le monde, il y a tous les jours des enfants qui meurent de
faim, alors je vous en prie, ne jetez pas, ne gâchez pas le
pain. »
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« Ayez
donc des égards envers les jardiniers, criait
également monsieur Grimm. »
Derrière
le grillage, les femmes l’écoutaient en gardant les
yeux fixes. Ici
aussi que je discutais longuement avec Marie Cardinal.
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Nous
attendons encore des nouvelles d’El Madania, notre
Clos-Salembier. Oui attendre et chercher dans le passé un
groupe d’images pour refaire l’Histoire. La Tour des
Totems, la Porte de la Mer, le théâtre du centre
Lung d’où montait le chant des enfants vers la cité
où passaient des mauresques voilées de blanc. Dans
la tranquillité du soir, nous entendions les bruits d’eau
de la piscine et nous mangions des gâteaux arabes
(rapportés par des monitrices) dont le miel coulait sur
nos doigts.
Nous
voyons bien sur cette photo prise du centre Lung la Tour des
Totems. Elle semble nous attendre là-bas. Nostalgie.
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Hacène,
notre correspondant sur place qui n'hésite pas à
braver la neige ! Le voici devant la cité des jasmins,
face au chemin des sabliéres le 27 janvier 2005, il porte
une cachabia.
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